skip to Main Content

Lettre de Gilles Régnier au Roi de France

« Ce document a été retrouvé dans la bibliothèque de l’abbaye de Landévennec où il est question des pèlerins se rendant sur les reliques de saint Méen au milieu du XVIIème siècle. Il nous permet de prendre connaissance et d’imaginer les difficultés de la population de l’époque et surtout de l’importance de ce lieu de pèlerinage.
Merci à Catherine Rozé d’avoir accepté avec gentillesse de retranscrire cet original en français contemporain. »
François de L’Espinay

Précisions préliminaires

« J’ai pris le parti de transcrire le texte en français contemporain, en cherchant à rendre précisément le sens, mais en adoptant le vocabulaire, la syntaxe et le « phrasé » d’aujourd’hui (les périodes à la latine n’ont plus guère cours aujourd’hui…). J’ai donc pris des libertés avec le « mot à mot », et je n’ai pas cherché à rendre la « saveur » de la langue du XVIIème (par exemple « le grand Saint-Méen » devient « Saint-Méen-le-Grand »). J’ai tout de même fait quelques exceptions, en conservant par exemple le terme juridique « prestimonie », sans chercher à le gloser.
Bien sûr si l’on veut utiliser plus précisément tel ou tel passage du texte, pour le citer par exemple, il vaut mieux retourner au texte original, qui est assez accessible: après tout il est écrit dans la langue de Molière et de La Fontaine! ( sauf évidemment le passage en latin). La numérotation des pages du manuscrit est insérée dans la traduction sous la forme [ms. p.1], [ms. p.2],…
Enfin, malgré tout le soin que j’ai pu mettre à réaliser ce travail, il est évidemment perfectible. On voudra bien excuser les erreurs ou inexactitudes qui auraient pu s’y glisser. »
Catherine Rozé

[ms. p.1]

Le 8 mars 1687

Monsieur,

Un religieux, quelqu’un de très bien, me disait ces jours derniers, alors qu’il était de passage dans notre hôpital Saint-Méen du Tertre de Joué, qu’il y avait dans votre ville un de vos amis, très charitable et fort riche, qui, tout en voulant rester anonyme, était fermement décidé à fonder un hôpital dans une de ses terres pour les pauvres de Saint-Méen, et désirait même faire quelque don en faveur du nôtre, si on lui fournissait des informations complètes sur cet hôpital: sa création, le but de sa fondation, son développement, la façon dont il est dirigé, les fonds et revenus dont il dispose présentement ; la façon dont on peut favoriser son développement et assurer la pérennité des soins donnés aux pauvres, les assurances que l’on a quant à son avenir, ce qu’il y a de plus urgent à y faire, la façon dont on pourrait le développer. Je remercie la divine Providence de me donner une si belle occasion de faire connaître au public, en vous éclairant sur ce que vous désirez savoir, l’action charitable d’un établissement aussi utile, après avoir refusé de le faire pendant plus de dix ans, malgré les conseils de plusieurs personnes de bon sens, et les violentes tentations que j’ai éprouvées pendant une si longue période de faire connaître ses difficultés financières et la nécessité de le soutenir, par souci de ne pas importuner nos amis à une époque où la pauvreté me semblait déjà quasi universelle.

Je le fais donc, Monsieur, pour éclairer votre ami et ceux qui voudront prendre la peine de s’informer en lisant cet écrit, et pour ne pas encourir de blâme de la part de ceux qui me tiendraient responsables du mal qui en [ms. p.2] découlerait si, négligeant plus longtemps, pendant que je vis encore, d’informer le public du bien qu’il y a à y faire, il venait à péricliter par la suite, ou à ne pas avoir les revenus et les fonds nécessaires pour assurer la subsistance de ces pauvres malades.

Pour encourager encore davantage la charité de votre ami et l’intérêt qu’il manifeste pour ces pauvres infirmes, j’ai cru bon, avant de vous informer de la situation de cet établissement, de vous expliquer et de vous montrer combien ces pauvres gens sont dignes de compassion, en vous dévoilant la nature de leur mal qui fait horreur à la plupart des gens ; de vous dire que ce mal, nommé vulgairement mal de saint Méen, en latin psora, qui signifie « gale », « rogne » ou « dartres », une fois qu’il s’est emparé d’une personne, du fait de la déficience des organes internes et d’un sang souvent entièrement corrompu, ce mal donc consumme peu à peu celui qui en est atteint et finit par le conduire au tombeau, surtout s’il est âgé, à moins que Dieu ne le guérisse, car les remèdes humains sont en général inutiles, comme l’expérience quotidienne me le fait voir, depuis près de vingt-cinq ans que je me dévoue au service des malades dans cet hôpital.

Il y a quatre sortes différentes de ce mal (pour l’opinion commune c’est une sorte de lèpre), dont trois principales : pour mieux les distinguer on appelle la première mal de saint Méen, la seconde mal de saint Florent, et la troisième mal de saint Maur, parce qu’outre le fait que ces affections sont de nature différente, on invoque ces saints pour obtenir de Dieu la guérison ; elles relèvent néanmoins toutes trois du seul mal de saint Méen.

La quatrième affection a beaucoup plus de rapport avec la lèpre ; je n’ explique pas ici sa nature et ses caractéristiques, pas plus que la cause et les effets des trois premières, même si l’idée m’en est venue, de façon à ne pas grossir ce rapport et à ménager, en étant le plus bref possible, la bienveillance de ceux qui voudront bien se donner la peine de le lire.

Je peux pourtant difficilement m’empêcher de dire que la cause la plus universelle de ce mal dit de saint Méen et de ses différentes formes (je ne dirai rien de ses causes naturelles, qui sont nombreuses) est la divine Providence qui, pour le bien [ms. p.3] de ceux qui se comportent en vrais chrétiens, permet que même les riches, et du rang le plus élevé, n’en sont pas toujours exempts, et en sont même quelquefois aussi gravement atteints que les plus pauvres, pour les faire réfléchir au fait que les privilèges de la fortune et de la naissance ne les mettent pas toujours à l’abri de ce qui frappe les plus misérables, et pour susciter en eux un sentiment de compassion à l’égard de leurs pauvres frères, qui les pousse à les soulager dans leur misère.

Je ne connais pas pour les riches de moyen plus facile d’éviter ce mal si pénible, ou de s’en défaire s’ils en sont atteints, la science et la médecine étant d’ordinaire inutiles, que de rendre visite s’ils le peuvent, avec une piété et une foi empreintes d’humilité, au tombeau et aux reliques de ce grand saint, dans le lieu même où il a vécu et où il est mort ; de demander à Dieu, au nom des mérites de son serviteur, d’être délivré de ce mal ; puis de prendre à leur charge la pension de l’un de ces pauvres infirmes, dans cet hôpital-ci ou dans un autre endroit où l’on a l’habitude de les accueillir et de les soigner, pour y nourrir Jésus-Christ en la personne de l’un de ces malades. L’expérience montre que le Ciel leur accorde depuis longtemps ce qu’il refuse souvent aux remèdes humains, la plupart des médecins n’hésitant pas à mettre cette sorte de mal au nombre des maladies incurables.

Je pense, Monsieur, qu’il est de mon devoir de vous dire que vous pouvez en conscience dissuader votre ami de faire bâtir une lieu d’accueil pour cette catégorie de malades dans sa propriété à la campagne, si elle est éloignée de la ville, pour plusieurs raisons dont la principale est fondée sur l’expérience de tant de petits hôpitaux abandonnés ou mal gérés, ce qui oblige à bien réfléchir avant d’entreprendre quoi que ce soit.

Donc, Monsieur, pour vous informer en détail, vous et vos amis, sur la création de cet hôpital et les raisons de sa fondation, je vous dirai que mes défunts père et mère firent dès 1627 l’acquisition d’une maison à l’extrémité de l’un des faubourgs de Rennes nommé faubourg de la rue Hue, sur la route de Rennes à Vitré ; comme ils y passaient des semaines entières, ils virent le grand nombre de pauvres qui, affligés de ce mal, descendaient chaque jour à Rennes par ce chemin, en provenance de plusieurs provinces et en particulier de la Beauce, [ms. p.4] du Berry, de la Touraine, de la Normandie, et surtout de l’Anjou et plus encore du Maine, pour aller à Saint-Méen-le-Grand, à huit lieues de Rennes, terme de leur voyage. En raison de la crainte que leur mal inspirait, ils étaient contraints de coucher dehors, sans aucune assistance, privés même du secours spirituel des sacrements de l’Eglise dans leur extrême dénuement, de telle sorte que plus d’un mourait sans prêtre au coin d’un champ et était enterré au pied d’une croix par les paysans voisins, sans aucune cérémonie religieuse, ce qui surprit mes parents et les émut. Et comme ils avaient beaucoup de sympathie et de compassion pour ces malades en particulier, ils décidèrent alors, avec la grâce de Dieu, de faire construire un bâtiment sur le lieu de leur récente acquisition, pour les soigner. Et peu de jours après, ils firent édifier, au bout de leur maison, un petit logement neuf qu’ils meublèrent de trois couchettes, et ils commencèrent aussitôt à y accueillir quelques-uns de ces malades. Il semble que la mort de ma mère, survenue dix ans après ces modestes débuts, avait fait oublier à mon père une pieuse décision dont il projetait l’exécution depuis plus de vingt ans1 quand, en 1651, il commença à bâtir une chapelle flanquée de deux salles qu’il garnit de six lits, afin d’y recevoir ces malheureuses victimes du mal de saint Méen ; et il fit bâtir dans leur prolongement une maison pour le prêtre, pour qu’il veille à leurs besoins spirituels et corporels. Il y ajouta aussi le jardin qui longe ces maisons.

Et afin d’assurer encore plus solidement l’avenir de cet établissement dédié au service des pauvres en question, il fonda par un acte de donation une rente annuelle de 150 livres : 60 livres devaient être distribuées chaque année aux pauvres de passage, à savoir un sou à chacun des malades, jusqu’à 1 200 par an, avec obligation de tenir un registre ; 40 livres pour acquit de deux messes par semaine pour lui-même, sa défunte femme, ses parents et amis ; et 50 livres pour dédommager le prêtre qui devait s’occuper de l’accueil et du coucher, pour une nuit ou deux, des pélerins passant par cet hôpital, et qui devait y résider effectivement et y enseigner aux enfants du voisinage ce qui était nécessaire pour leur salut. Il passa acte de fondation de tout cela sous forme de prestimonie, dans le strict respect de la procédure.

[ms. p.5] Mais comme il n’est rien qui ne soit sujet au changement, quelque précaution qu’on puisse prendre, je craignais que tôt ou tard le fonds de cette fondation, qui n’était qu’une rente constituée, ne vînt à s’épuiser pour le malheur des pauvres dont il est question ; je réussis donc à me le faire reverser, et le réinvestis dès l’année 1672 dans une métairie en fief amorti nommée la Salmonière, au village de la Frinière en Cesson, près de Rennes ; c’est un fonds bien plus sûr que j’acquis alors pour l’hôpital, et qui durera à perpétuité.

Réfléchissant un jour à l’orientation des intentions de mon père quant à la réalisation de son projet, et au fait qu’il n’avait pas d’enfants en état de se faire prêtres pour assumer cette fonction et se charger des obligations de sa fondation ; songeant à sa détermination et à sa persévérance pour mener à bien son entreprise, en dépit de toutes les oppositions et des procès qu’on lui intenta, qui lui occasionnèrent bien des dépenses et des soucis pendant trois ans ; pensant à tout cela, je pris la résolution de quitter le palais et, quoiqu’ayant déjà atteint un certain âge, je me mis à l’étude du latin.

Dieu, pour la consolation de mon père et pour récompenser par avance la pureté de ses intentions, lui donna la satisfaction, quatre ans avant sa mort qui survint en 1664, de me voir prêtre et hospitalier de ses pauvres malades dès 1660, ce qu’il n’aurait pu espérer quand il commença et acheva son oeuvre, m’en voyant alors si éloigné. Il vit même la dévotion bien établie et les pauvres fort bien reçus et soignés : il en passait jusqu’à trente en un jour, parfois même jusqu’à soixante venus de différentes provinces ; on en reçut certaines années jusqu’à quatre mille ; ils trouvaient tous les secours nécessaires, dans la mesure où les maigres revenus et les aumônes des personnes charitables le permettaient.

Ce charitable fondateur, voyant que le ciel versait déjà tant de bénédictions sur sa pieuse entreprise et qu’il avait presque atteint son but, se voyant âgé de près de quatre-vingts ans, pensa à se préparer pour le voyage de l’éternité; et, ayant tendrement aimé les pauvres pendant sa vie, il ne voulut pas en être séparé après sa mort. Il fut donc inhumé, selon son désir, dans la chapelle de l’hôpital de Joué, où les malades de passage, en priant sur sa tombe, expriment avec une profonde émotion leur reconnaissance, pour l’aide et [ms. p.6] le secours que sa charité leur a procurés en ce lieu.

La nouvelle de la création de l’hôpital de Joué s’étant répandue peu à peu dans les provinces voisines, le nombre des malades augmenta tellement que je me vis obligé d’accroître la capacité de logement, en faisant aménager une salle à l’étage, que je meublai de sept lits, pour les malades qui ne passaient là qu’une seule nuit ; si bien qu’au lieu des huit lits disponibles au début de 1652, il y en avait quinze dès 1665, et en 1680 je fis bâtir, dans un lieu séparé du bâtiment principal de l’hôpital, une salle que je garnis de cinq lits, pour y recevoir les femmes atteintes de ce même mal ; mais n’ayant pour tout bien qu’un modeste patrimoine, sans aucun bénéfice ni pension, pour assurer la subsistance de ces pauvres malades, et ne recevant pas d’aumônes suffisantes pour faire face à une si grande dépense, je fus contraint d’emprunter à mes amis l’argent nécessaire pour assurer l’entretien de tant de pauvres et ne pas voir à mon grand regret cette oeuvre abandonnée presque dès son début.

L’inquiétude où me virent plusieurs personnes pieuses, jointe à la nécessité absolue de soulager les pauvres en ce lieu, les poussa à chercher un moyen de me venir en aide. Elles me conseillèrent de faire connaître mes besoins aux députés des Etats de Bretagne, dont l’assemblée se tint à Vitré en 1665. Une fois bien informés des besoins de l’hôpital et de l’importance de soutenir un établissement utile au bien public, non seulement pour la province de Bretagne mais aussi pour plusieurs autres provinces du royaume, ils accordèrent à titre d’aumône une somme de cinq cents livres, prélevée sur le fonds des gratifications, don qu’ils renouvelèrent lors de la réunion suivante des Etats, à Vannes, en 1667. Et ils ont continué d’octroyer 300 livres lors de chaque assemblée générale, même à celle de Vitré de 1683.

Ces dons nous ont été d’un grand secours et nous ont bien aidés à respirer, de même que les aumônes de ces Messieurs du Parlement, avant leur transfert à Vannes, en 1675. Cela n’a pourtant pas empêché que je ne sois obligé, faute d’aumônes suffisantes, d’avancer une somme considérable tirée de mes propres ressources, pour avoir plus dépensé que reçu, comme il apparaît à l’examen de mon dernier compte rendu et du reçu rédigé dans les formes.

[ms. p.7] Le public voyait la grande affluence de malades qui arrivaient et arrivent journellement de toutes parts à l’hôpital de Joué, leur nombre se montant à plus de trente mille depuis que je me suis chargé de la direction, comme l’atteste le registre où sont consignés leur nom, la paroisse et le diocèse d’où ils viennent, le lieu où ils sont nés, et le nom de leur curé (sans la permission et un certificat en bonne forme octroyés par ce dernier, la plupart d’entre eux se présenteraient en vain pour obtenir les aides accordées normalement aux malades de passage). Plusieurs personnes pieuses, sachant quelle assistance spirituelle et corporelle ces pauvres gens recevaient là, ont fait des aumônes. D’autres ont légué par testament des sommes destinées à générer des revenus pour pourvoir à leur subsistance. De telle sorte que les rentes de l’établissement affectées à la nourriture et au soulagement de leurs maux se montent présentement à près de trois cents livres. Quelques-uns y ont fondé des messes ou des prières, selon leur dévotion, pour aider à l’entretien des prêtres et du personnel nécessaire pour soigner et assister ces pauvres. Et je serais presque en mesure de ne pas être à la charge du public si le don d’une personne de qualité, fait à cet hôpital par testament dès 1675, s’était concrétisé. Ce don représentait le tiers de son bien et aurait produit mille livres de rente, mais les pauvres en ont été entièrement privés, ce qui nous a causé un préjudice irréparable à tout point de vue, le public s’étant laissé persuader que j’avais touché tout ou partie de ce don imaginaire.

Les aumônes faites à l’hôpital de Joué à partir du moment où son caractère indispensable eut été reconnu, m’amenèrent à décider, vu l’extrême détresse dans lequel je les voyais quand ils arrivaient, à ne garder, soigner et nourrir dans les lits prévus à cet effet que les pauvres malades qui en avaient le plus besoin. Si bien que depuis lors jusqu’à aujourd’hui ces vingt lits ont pour la plupart été occupés par les malades les plus gravement atteints, et c’est encore le cas à présent. Certains de ces malades y sont gardés de quinze à vingt jours, d’autres six mois ou des années entières, selon la nécessité ; plusieurs y ont séjourné jusqu’à trois ans et plus, souvent jusqu’à leur entière et parfaite guérison ou jusqu’à ce qu’il ait plu à Dieu de les retirer du monde ; le nombre de décès a été assez considérable, avec souvent la mort de deux malades en un jour, quelquefois de quatre en une semaine, [ms. p.8] alors que les uns étaient en route vers le but de leur voyage et que les autres en revenaient pour regagner leur pays, ce qui se fait toujours et se fera, avec l’aide de Dieu, de plus en plus, en fonction des revenus et aumônes que fournira la divine providence ; ces pauvres gens sont en effet très dignes de compassion, tant à cause de leur mal que des fatigues d’un si long et si pénible voyage et de leur extrême pauvreté, persuadés qu’ils sont que pour bien accomplir ce voyage il faut quitter son pays sans argent et s’abandonner à la charité publique là où l’on passe, sachant qu’il s’est de fait accompli de tout temps grâce aux aumônes, comme l’a fort bien écrit Caenalis, évêque d’Avranches, auteur ancien qui vivait il y a près de huit cents ans. Voici ses mots, que je traduirai ensuite dans notre langue, extraits par M. d’Argentré d’un ancien légendaire traitant du trépas de saint Méen, qui vivait au cinquième siècle2.

(Est hic divus… teneantur.)

« Il s’agit de l’illustre saint Méen, dont toutes les populations frappées de ce mal invoquent le secours pour détacher cette gale, cette rogne3, qui leur couvre le corps comme une espèce de lèpre ; mais avec cette condition, cette croyance, qu’il faut que ceux qui entreprennent ce voyage se rendent là où le saint a vécu et est décédé, où une église a été bâtie et lui a été dédiée ; qu’ils se mettent en chemin et accomplissent ce pèlerinage en vivant, non pas tant de ce qu’ils peuvent tirer de leur propre avoir, que des aumônes qu’ils ont quêtées et reçues avant et durant leur voyage, quand bien même ceux qui auraient fait voeu de réaliser ce projet seraient par ailleurs très riches. Ils doivent agir ainsi, sans se servir des ressources personnelles dont ils pourraient disposer pour faire face à leurs besoins [ms. p.9] en cours de route, de façon à témoigner de leur humilité et à éteindre en eux tout mouvement d’orgueil et de vaine gloire ; il faut cependant apporter cette précision : ceux qui ont par ailleurs les moyens de subvenir aux frais du voyage sont tenus d’aider les pauvres qu’ils rencontrent sur la route en puisant dans leurs ressources propres, à hauteur du montant des aumônes qu’ils auront eux-mêmes reçues. » 4

Le spectacle quotidien de ces pèlerinages qui perdurent depuis tant de siècles et sont entrepris par un si grand nombre de ces pauvres malades descendant à Rennes de tous côtés pour se rendre au terme de leur voyage, la grande pauvreté et l’état pitoyable auxquels sont réduits ces malades ; la nécessité enfin d’avoir un lieu adapté pour les recevoir ; tout cela a fait naître chez quelques personnes pieuses le désir d’y consacrer des revenus, quand elles étaient persuadées comme vous de la nécessité de poursuivre dans le futur l’oeuvre de charité et d’assistance accomplie présentement en faveur des pauvres, et d’empêcher ce lieu et ses fonds de disparaître ou d’être affectés à d’autres usages que le soulagement de ces catégories de malades.

C’est pour cela, Monsieur, que pour prévenir de bonne heure les changements et altérations qui pourraient survenir par la suite, on a pris dès le début toutes les précautions possibles pour renforcer et pérenniser cet établissement.

J’ai donc, sur l’avis de quelques personnes d’une conduite exemplaire et d’une grande expérience, rattaché la direction de ce petit hôpital à l’Hôpital Général de Rennes, de façon qu’il soit géré de la manière habituelle conjointement par MM. les Directeurs et par le prêtre et ses successeurs, nommés également directeurs par lettres patentes du Roi du mois d’avril 1679, entérinées par le Parlement de ce pays, sans toutefois que les revenus et aumônes versés à l’Hôpital de Saint-Méen-du-Tertre-de-Joüé puissent fusionner avec les revenus et aumônes versés à l’Hôpital général. Et quand bien même cette disposition ne serait plus observée par la suite, les donateurs auraient toujours cette consolation de voir que leurs legs et aumônes, même en cas d’altération et de changement, seraient toujours employés au profit des pauvres, pour les soulager. Mais avec l’aide de Dieu, cela n’arrivera pas, [ms. p.10] vu le trop grand besoin que l’on a d’un refuge pour ces pauvres malades, afin de décharger de ce soin la ville de Rennes.

De plus, bien que le mal de saint Méen ne soit pas aussi contagieux que d’autres, il en va trop de l’intérêt des trois hôpitaux de Rennes pour que l’on néglige ou que l’on ne conserve pas un lieu qui les décharge d’un tel problème et leur est si utile ; il est en effet tout à fait inévitable que ces malades, de quelque pays qu’ils viennent, passent par la ville de Rennes, puisqu’il n’y a pas d’autre chemin menant au lieu où ce grand saint est invoqué, où il est mort et où l’on révère ses reliques ; c’est de même une nécessité absolue pour ces mêmes pauvres de repasser par cette même ville à leur retour de Saint-Méen pour s’en retourner dans leur pays, ou pour aller à Saint-Florent, près de Saumur en Anjou, pour y accomplir un pèlerinage s’ils s’y sont engagés par un voeu, ce qui s’est fait de tout temps, si bien que c’est une coutume depuis plus de huit siècles.

Il est d’autant plus nécessaire de soutenir l’hôpital de Joüé que la population de Rennes et celle des environs, quand elles rencontrent ces pauvres infirmes, leur indiquent cet hôpital et les invitent, instamment même, à s’y rendre, les assurant qu’ils y recevront toutes sortes de secours, sans tenir compte du peu de moyens dont on dispose là pour leur subsistance, mais en se tirant ainsi d’embarras.

Mais quelles que soient les difficultés qui aient menacé l’hôpital de Joüé, la population n’a jamais été sollicitée pour autant, ni en ville ni à la campagne, de façon à ne pas alourdir le fardeau des personnes charitables qui, face à un si grand nombre de pauvres présents partout, ne savent à qui donner, vu l’ampleur actuelle des besoins. Et j’espère continuer ainsi, avec la grâce de Dieu, aussi longtemps que mon peu de bien joint au fonds déjà constitué pourra y suffire, en attendant que la divine providence ait pourvu cet hôpital de revenus suffisants, grâce à la bonté des particuliers ou en y ajoutant un bénéfice simple ou une pension, pour que perdure une charité si nécessaire après mon décès, quand je ne serai plus là pour y veiller.

Le peuple de Rennes étant, autant qu’aucun autre, pieux, charitable et plein de sympathie pour cette catégorie de malades, et sachant bien qu’ils sont correctement reçus et [ms. p.11] soignés à l’hôpital de Joüé, je ne doute pas qu’il ne s’y trouve plusieurs personnes pour y faire des aumônes si les confesseurs, en tant que personnes désintéressées et aux conseils desquels on s’en remet volontiers, les y poussaient, ou si les notaires en touchaient un mot lorsqu’ils sont appelés pour faire le point, à propos des testaments de ceux qu’ils savent être en mesure de faire des legs pieux.

Je peux aussi attribuer ce déficit de dons à notre éloignement par rapport à la ville. Cela pouvant être par la suite encore plus préjudiciable aux pauvres, j’ai cru de mon devoir de faire savoir publiquement et par écrit que ceux qui voudraient nous aider pourront à l’avenir, de façon à être dispensés de la peine de venir jusque chez nous, confier leurs aumônes à M. De la Flèche Simon, apothicaire, dont la maison rejoint la petite rue Saint-Michel, ou à sa femme, lesquels, tout en continuant à se montrer comme à leur habitude charitables pour ces pauvres malades, voudront bien se charger de cette pieuse commission, dont Dieu saura les récompenser.

Il est aussi précisé qu’on tiendra un registre du nom de ceux qui feront des aumônes d’une certaine importance, avec le montant, s’ils le souhaitent. Quant aux autres aumônes qui n’excèderont pas dix ou quinze sols, on pourra les déposer dans la boîte qu’ils acceptent de placer dans leur boutique, ou les porter chez M. Jean-Baptiste Serpin, marchand de drap et soie, demeurant au Puits du Mesnil, dans la maison qui fait le coin de la rue aux Foulons, lequel se montrera, selon son bon vouloir, aussi charitable que M. de la Flèche.

Il est une raison pressante de perpétuer l’hôpital de Joüé: c’est que les prévôts, qui administraient le temporel de l’hôpital Saint-Yves de Rennes en 1665, se sont laissés persuader, tout comme les dames hospitalières qui y assument le corporel, que le mal de Saint-Méen est contagieux ; ils en ont donc exclu, bien qu’on eût coutume de les y recevoir depuis des temps immémoriaux, les pauvres malades se rendant à saint-Méen-le Grand et repassant par Rennes pour rentrer chez eux. Cela est facile à prouver: d’abord la « salle de saint Méen », située au-dessus de celle des hommes, est nommée ainsi parce qu’elle leur était destinée ; on les en a privés il y a environ quarante ans, pour y loger les vieillards que l’on ne pouvait renvoyer de l’hôpital de Saint-Yves vu leur grand âge. Deuxièmement, les quatre lits qu’on réserva dans chaque salle du rez-de-chaussée, en lieu et place de la salle du haut, pour recevoir lesdits pauvres de [ms. p.12] Saint-Méen, à l’aller et au retour, ont été depuis ramenés à deux seulement dans chacune de ces salles. Troisièmement, dans leurs comptes, les prévôts qui se sont succédés dans l’administration du temporel ont mentionné à part ce qu’ils avaient dépensé au cours de l’année pour ces pauvres infirmes, en particulier pour le blanchissage de leurs chemises et draps de lit ; et cela s’est toujours fait jusqu’en 1665, année où les prévôts alors en charge finirent d’ôter des deux salles en question le peu de lits qui leur étaient destinés et ne voulurent plus désormais les recevoir à l’hôpital Saint-Yves, tout en conservant néanmoins les revenus destinés à leur entretien.

Cependant, par la suite, quelques-uns de ces prévôts, touchés de la misère de ces pauvres infirmes ou de la crainte du jugement de Dieu, en ont reçu quelques-uns de temps en temps, ce qu’ils m’ont bien présenté à l’occasion comme un acte de charité qu’ils considèrent comme purement volontaire de leur part, quelque anciens que fussent les droits acquis de cette sorte de malades dans leur hôpital, droits qu’ils ont entièrement perdus: en effet, bien loin d’y admettre désormais les malades de Saint-Méen qui passent par là à l’aller et au retour, comme cela se pratiquaient autrefois, cet hôpital principalement mais aussi les deux autres hôpitaux de Rennes surchargent le nôtre sans aucunement pourvoir ou du moins contribuer à la dépense, en se déchargeant sur lui ou en excluant de leur établissement les malades qui y contractent la gale. Ces derniers, ne sachant où donner de la tête dans cette situation, se voyant à la charge de tous ceux qui s’intéressent à eux et hors d’état de gagner leur vie, ne peuvent plus se tourner que vers nous, bien que mon père n’ait eu à l’esprit, comme cela apparaît au début de cet écrit, que les malades affligés, non de la gale, mais uniquement du mal de saint Méen, et qui, venus des provinces voisines, passent et repassent, comme je l’ai dit, en accomplissant leur voyage à Saint-Méen. Il est donc aisé de voir la nécessité de soutenir cet établisssement.

Le retranchement, ou plutôt l’exclusion de ces malades de l’hôpital Saint-Yves de Rennes, surcharge le nôtre surtout en hiver, car ces pauvres gens se voient comme en butte à l’hostilité générale et comme autant de sujets d’horreur et de mépris y compris pour leurs meilleurs amis, et ne trouvent plus d’asile ni à la campagne [ms. p.13] ni en ville, ou très difficilement, dans le triste et pitoyable état où ils sont : il n’y a alors qu’une seule alternative ; ou je les accepte chez nous, ou ils meurent de dénuement dans les champs, car la dureté de la plupart des paysans est si grande à leur endroit que c’est à peine s’ils les laissent coucher dans leurs étables avec les animaux, ce qui leur serait pourtant d’un grand secours, surtout en hiver. Cette extrême misère leur faisant trouver de l’énergie dans leur faiblesse, ils utilisent leurs dernières forces pour se rendre à l’hôpital de Joué où, une fois arrivés, et ayant pris un peu de repos, ils tombent si gravement malades après tant de fatigues que plusieurs meurent vaincus et épuisés par les maux qu’ils ont soufferts en chemin.

La situation que je vis actuellement avec treize de ces pauvres qui viennent d’arriver dans notre hôpital dans un état tout à fait pitoyable, témoigne suffisamment de cette réalité, sans parler du passé.

Ce serait un grand malheur pour eux si l’hôpital de Joué venait à leur faire défaut et à être abandonné faute de revenus suffisants pour leur subsistance, puisqu’ayant déjà perdu la possibilité qu’ils ont eue de tout temps d’être reçus et gardés jusqu’à six mois selon leurs besoins dans celui de Saint-Yves de Rennes, ils seraient encore privés du secours qu’ils trouvent chez nous pendant des années entières et quelquefois plus longtemps, et se trouveraient ainsi sans aucun recours dans leur misère et dans leur souffrance ; ce qui démontre suffisamment l’obligation, qui engage étroitement tous les particuliers, de veiller à la pérennité de cet hôpital.

Ces pauvres malades n’ont pas seulement perdu la possibilité qu’ils avaient d’être admis pour quelque temps à l’hôpital Saint-Yves, ils ont même été privés de l’aumône aux gens de passage que l’on avait coutume de leur donner à la porte de cet établissement depuis quelques années et qui consistaient en une livre de pain avec un peu de beurre à chacun. Et bien que modeste, cette aumône leur était néanmoins d’un grand secours.

Je dirai encore que la nécessité ou plutôt l’obligation de soutenir l’hôpital de Joué est d’autant plus grande que l’Hôpital Général de Rennes, qui pourvoit non seulement à l’entretien de quatre cents pauvres qui s’y trouvent mais encore à bien d’autres besoins, comme la [ms. p.14] subsistance des pauvres incurables, la nourriture des pauvres atteint de maladies vénériennes, le soutien aux familles pauvres de la ville et des faubourgs, grâce à la distribution d’une grande quantité de pain qui a lieu chaque semaine, de même qu’aux femmes enfermées dans les tours, cet hôpital donc ne contribue en aucune manière à l’approvisionnement du nôtre. Messieurs les Directeurs de cet Hôpital Général, considérant toutes les charges qu’ils ont sur les bras et les ressources fort modiques dont ils disposent, à une époque où la misère est si grande et augmente tous les jours, n’ont pas encore envisagé d’essayer de m’aider, me laissant le soin de trouver des fonds, bien qu’ils connaissent très bien l’ampleur de la tâche. De sorte que j’ai tout le fardeau sur les bras, et je le porterai de bon coeur jusqu’à la fin de mes jours, autant que mon peu de force, le peu de revenu fixe et le peu d’aumônes occasionnelles le permettront, bien que j’aie grand besoin d’aide et que, du fait du rattachement que j’ai obtenu, par lettres de sa Majesté, de mon hospice à l’Hôpital Général, ce dernier ne puisse en rien se dispenser, aussi bien à présent qu’après mon décès, de contribuer à soutenir l’hôpital de Joué.

Je dois espérer en guise de consolation que Messieurs les Directeurs se chargeront de ce soin à ma mort, et qu’à mesure que leurs rentes augmenteront, ils soulageront les pauvres de Saint-Méen dans cet hôpital, comme ils le font à présent pour les incurables et autres nécessiteux de la manière que je viens d’exposer, et qu’ils s’y prêteront d’autant plus volontiers que je lui aurai de mon vivant assuré plus de revenus.

Puisque vous manifestez le désir de connaître les besoins les plus pressants de notre hôpital et ce qu’il serait possible de faire pour son entretien et son développement, je vous dirai, Monsieur, avec la plus grande sincérité, que nos besoins sont nombreux, et vous ne devez pas vous étonner que l’on n’y ait pas pourvu jusqu’à présent, vu que je ne les ai pas fait connaître, même à nos meilleurs amis, qui auraient pu nous faire quelque bien par eux-mêmes ou par l’intermédiaire d’autrui, s’ils en avaient su l’utilité et le besoin.

J’ajouterai que ceux qui jusqu’ici nous ont fait quelques aumônes se sont portés à cette bonne action dans un pur mouvement de charité, et si mes amis ne m’avaient pas éclairé et5 fortement poussé, comme je l’ai dit, depuis quelques années, j’aurais continué ainsi jusqu’à la fin de mes jours à ne pas anticiper la fâcheuse situation dans laquelle ces pauvres malades peuvent se retrouver, sans penser au tort que je faisais ; [ms. p.15] ; et j’aurais eu du mal à m’en mêler sans un problème de conscience que je n’ai pu supporter plus longtemps, et l’obligation dans laquelle je me sens de répondre par cet écrit à votre charité.

En effet ce me serait un légitime sujet de douleur si après tous les soucis et toutes les fatigues de ma charge, et après tant d’années consacrées avec plaisir au service de ces pauvres malades dans cet hôpital, non sans inquiétude en ce qui concerne le temporel, j’en prévoyais la ruine. Même en prenant seulement en considération le fait que Dieu a bien voulu se servir de mes père et mère pour créer un établissement si charitable et si nécessaire, je me vois comme absolument obligé, c’est même en quelque sorte une question d’honneur, de faire tout mon possible pour en assurer la continuation et le développement; je le fais aussi pour la satisfaction de ceux qui lui l’ont déjà gratifié de leurs aumônes et de leurs charitables bienfaits afin d’aider à son soutien.

Je vous dirai donc de nouveau, Monsieur, que l’aide qu’il faudrait lui apporter consisterait à lui procurer un fonds de 1 200 ou 1 500 livres de rente, qui s’ajouteraient aux 300 livres environ qui lui ont été données par différentes personnes pieuses pour nourrir cette catégorie de pauvres ; cette rente couvrirait la pension de 20 ou 24 pauvres qui y seraient reçus et pris en charge successivement, plus ou moins longtemps selon le besoin qu’ils en auraient.

C’est un grand bonheur et un juste motif d’espérer obtenir un jour miséricorde pour avoir nourri Jésus-Christ en la personne d’un pauvre, et d’un pauvre à ce point infirme et presque abandonné de tous, tant son mal inspire la crainte. Dieu s’en explique clairement par la bouche de son Roi Prophète au Psaume 40 quand il dit : « Bienheureux l’homme qui vient en aide au pauvre et à l’indigent, parce que le Seigneur le délivrera au mauvais jour, jour d’indignation et de vengeance. »6 Et selon saint Jean Chrysostome, c’est un plus grand miracle de nourrir Jésus-Christ en la personne d’un pauvre que de ressusciter un mort.

Un autre n’a pas craint d’avancer que le pauvre était un sacrement ; car de même que le sacrement est un signe visible d’une grâce invisible, le pauvre est le signe visible de la grâce invisible, qui est Jésus-Christ caché en sa personne, ce qui éclaire le sens de ces paroles : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, je considère que vous l’avez fait à moi-même ». Et l’Evangile ne dit-il pas que7 Jésus-Christ lors du [ms. p.16] Jugement dernier demande des comptes à chacun et le condamne ou le récompense en fonction de la dureté et de la charité avec lesquelles il l’aura traité en la personne des pauvres ? Et alors le sort de ceux qui se seront montrés sans pitié pour les pauvres sera bien différent de celui de ceux qui, pendant leur vie, auront soigneusement pourvu à leurs besoins. Les mots sont clairs : « Ceux-ci, dit-il en parlant des miséricordieux, accèderont à la vie éternelle, et ceux-là, dit-il en voulant parler des réprouvés impitoyables, seront jetés dans les flammes éternelles, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Tant il est vrai que la compassion témoignée aux pauvres est un chemin court et sûr pour arriver au ciel, et que sans cette reine des vertus le chemin en est inaccessible.

On pourrait citer ici plusieurs autres passages de l’Ecriture sainte et des saints Pères, pour montrer l’obligation faite à chacun, selon ses forces, de soulager les besoins du pauvre, et combien celui qui se sera laissé toucher par la misère de son frère a lieu d’espérer l’éternité bienheureuse : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce qu’ils recevront miséricorde. »

Je me contenterai de rapporter ici ce qui est dit dans saint Jacques, chapitre 2, à savoir que « jugement sera fait sans miséricorde pour celui qui n’aura pas fait miséricorde ».

Un second moyen, Monsieur, de soulager ces pauvre infirmes serait d’assurer la pension et les gages de quelque pieuse femme et d’une compagne pour l’aider, ou de deux soeurs de la Charité, pour faire les lessives des malades, changer leur linge, faire leur lit, préparer leur nourriture, les soulager au milieu de leur maux et leur rendre tous les autres services nécessaires. Il faudrait aussi pourvoir à l’entretien d’un valet pour faire la grosse besogne et se déplacer quand il en est besoin.

Il faudrait fonder une rente de 70 livres pour 600 bons fagots et 6 charretées de gros bois pour chauffer les malades dans les trois salles de l’hôpital.

Une rente de 20 livres pour acheter du linge et en particulier des chemises, qui leur sont aussi nécessaires que le pain vu ce qu’il subisse à cause de leur mal, et qui sont presque l’unique moyen de les soulager et de les rafraîchir.

Une autre rente de 70 livres pour la distribuer, conformément au pieux souhait des fondateurs, soit en argent, soit en pain, en cidre ou autre [ms. p.17] (en plus du sou habituel qu’on leur a toujours donné à leur départ de l’hôpital de Joué depuis qu’il existe, comme on l’a dit plus haut), et ce tant à ceux qui ne font que passer par notre hôpital sans y coucher, et qui sont jusqu’à 600, qu’à ceux qui s’en retournent dans leur pays après un séjour de deux ou trois jours, ou plus.

Une rente de 250 livres pour l’entretien d’un second prêtre qui puisse suppléer le premier lorsqu’en sa qualité de directeur il est obligé d’aller en ville ou ailleurs, pour les affaires de la maison ou pour les siennes propres, ou s’il venait à tomber malade. En effet il peut arriver qu’en son absence, comme cela s’est déjà vu plusieurs fois, quelques-uns des malades, vaincus par la maladie, viennent à mourir le jour même de leur arrivée.

D’autre part, il se trouve souvent des personnes bien intentionnées qui, pour telle ou telle raison, ne désirent verser leurs aumônes ni sous forme de fondations, ni en argent, ni à perpétuité, parce qu’elles ne peuvent prévoir ce qui peut arriver par la suite ; mais elles veulent avoir la satisfaction de voir de leur vivant les pauvres profiter de leur charité. Donc, pour satisfaire sur ce point leur dévotion et leur suggérer les moyens de réaliser facilement un si pieux dessein, on leur dira qu’ils pourront, soit chaque année soit de temps à autre, donner à l’hôpital les uns le beurre, les autres le bois, d’autres encore le blé, ou n’importe quoi d’autre, en assurant l’approvisionnement en totalité ou en partie. Cette manière de faire l’aumône leur paraîtra beaucoup moins lourde que si elles donnaient de l’argent, vu sa rareté en ce moment.

Il faudrait une somme de 1 500 ou 1 600 livres payée en une fois pour bâtir deux salles, l’une dans le jardin de l’hôpital et l’autre au-dessus, pour y mettre les vingt lits dont j’ai parlé, afin que les malades soient plus commodément couchés et logés qu’ils ne le sont maintenant, et qu’ils puissent entendre la Sainte Messe de leur lit, sans être obligés de se lever pour y assister comme ils le font présentement, ou de la manquer dimanches et fêtes, ce qui leur arrive couramment faute de pouvoir se rendre à la chapelle ou voir l’autel de leur lit, vu l’invalidité presque complète à laquelle ils sont réduits pour la plupart. Les aumônes accordées par les particuliers, léguées par testament, versées par ces Messieurs des Etats de Bretagne, du Parlement de la province, du Présidial de Rennes et des cours et juridictions inférieures, serviraient, si nous en recevions, à réparer et rafraîchir les lits, à acheter des meubles nécessaires, à réparer les [ms. p.18] dépendances de l’hôpital et à les agrandir ; aux frais des procès que l’on ne peut pas facilement éviter, pour défendre les intérêts des pauvres ou toucher les rentes et aumônes qui leur ont été léguées; et à l’achat de tout ce qui peut encore s’avérer nécessaire au bon fonctionnement de la maison.

Par ailleurs ceux qui font des fondations ont peine à se résoudre à verser des rentes sans demander des prières en contrepartie, alors même que l’aumône est en soi une prière et qu’il ne faut charger les hôpitaux de prières qu’en dernière extrémité, sinon il ne s’agirait plus d’une certaine manière d’une aumône gratuite mais d’une charge souvent pesante, et d’une façon de vendre en quelque sorte sa charité. Néanmoins, pour satisfaire le désir de ceux qui feraient un don, on pourrait obliger les pauvres et les prêtres mêmes de l’hôpital à se charger des prières et autres conditions que la dévotion et la volonté des fondateurs ou donateurs dicteraient, ou que ces derniers voudraient imposer dans les actes officialisant leurs dons.

Il se trouve souvent aussi des personnes pieuses qui ont plus de bonne volonté que de moyens, et qui craignent de manquer dans leurs vieux jours, parce qu’elles ne disposent que d’un petit bien dont elles ne veulent pas (et par prudence ne doivent pas) se défaire; or sans cette crainte elles satisferaient à leur pieux désir pour obtenir de Dieu la grâce de bien mourir et pour soulager par ce moyen leurs âmes dans l’autre monde. Pour contribuer donc à la réalisation de leur voeu charitable, et empêcher qu’elles ne soient devancées par la mort avant d’avoir mis leurs affaires en ordre, se privant ainsi du plus grand de tous les biens, on leur fournit pendant qu’il en est encore temps le moyen d’exécuter leur volonté sans en déléguer le soin à leurs amis ou à leurs héritiers, qui souvent promettent tout et n’exécutent rien, ou en tout cas fort tard, à regret et sous la contrainte, et encore partiellement ; on leur permet donc de se dessaisir de leur vivant de l’argent qu’elles voudront donner, en prenant les précautions requises pour qu’il soit investi dans un fonds ou une rente constituée, avec cette condition que le revenu qui en proviendra leur sera versé annuellement jusqu’à leur décès, ainsi qu’il aura été convenu : on donnera toutes les garanties raisonnables voulues ; et l’hypothèque spéciale correspondant au fonds à l’achat duquel leur argent aura été consacré, avec le revenu qui en proviendra, sera conservée avec les actes de propriété des biens de l’hôpital pour plus de sûreté ; ce fonds, avec la rente qu’il produira, reviendra à leur mort à l’hôpital, conformément à leur voeu.8

[ms. p.19] Ces personnes pourraient aussi donner leur argent à fonds perdu et obliger l’hôpital au paiement de la rente qui serait accordée avec les mêmes garanties et hypothèques que ci-dessus: à leur mort la somme principale et les revenus seraient acquis définitivement aux pauvres, sans autre obligation qu’une participation commune aux prières faites à leur intention, à moins que l’on en ait convenu autrement parce qu’elles auraient de leur vivant touché un produit de leur argent, supérieur à ce qu’il aurait dû être au regard de l’ordonnance et du cours ordinaire.

Celles qui n’auraient pas d’argent à donner pourraient inclure dans leur héritage le versement de quelque revenu annuel, soit à perpétuité soit pendant une durée limitée, laissant leurs héritiers libres de s’affranchir de cette rente lorsqu’ils le voudraient ; cette rente commencerait à courir dès le vivant du donateur ou ne serait versée qu’à dater du jour de sa mort.

Un moyen d’aider l’hôpital encore plus facilement, en mettant moins à contribution le public et les particuliers qu’avec tous ceux énumérés ci-dessus, et que j’ai cru ne pas devoir omettre, consisterait à lui attribuer quelque bénéfice simple, prieuré ou autre, ou ses revenus, soit à perpétuité soit pour un temps, puisqu’ils appartiennent naturellement aux pauvres dont c’est le patrimoine légitime ; la piété de quelques-uns de Messieurs les Bénéficiers pourrait aisément y pourvoir, s’ils se démettaient en faveur de cet hôpital, spontanément et par esprit de charité, de l’un des bénéfices qu’ils détiennent souvent en nombre : ils pourraient s’en passer facilement, et ce serait là une très bonne occasion de le faire.

Le secours pourrait aussi venir de quelque personne pieuse disposant de moyens importants qui, prenant à sa charge tous les besoins de l’hôpital notés ci-dessus, de façon à en devenir le principal bienfaiteur et à en recueillir aussi l’essentiel du mérite tout en soulageant les particuliers, lui assurerait une somme de 12 000 ou 15000 livres de rente à perpétuité. Une action de cette nature permettrait d’espérer être béni et se voir inclus dans les prières de ces pauvres malades et de ceux qui se sont voués à leur service en ce lieu.

Un dernier moyen, que je ne saurais omettre, de soulager efficacement ces pauvres pèlerins infirmes, serait de leur faire construire deux salles pour qu’on les y reçoive, quand ils vont à Saint-Méen et quand ils en reviennent, sur le terrain qui sépare les routes qui mènent l’une à Montfort et l’autre à Saint-Gilles et à Montauban, à un quart de lieue de Rennes, un peu au-delà du faubourg l’Evêque, [ms. p.20] afin que ces pauvres gens prennent l’habitude, grâce à un petit hospice situé à cet endroit, d’emprunter la grande route de Pacé, Saint-Gilles et Montauban, pour se rendre de là à Saint-Méen qui n’est plus qu’à trois lieues : cela afin de trouver plus facilement en chemin de quoi subsister et de ne pas souffrir de la pénurie concernant le vivre et le couvert, à laquelle ils sont confrontés quand ils prennent la route ordinaire, à cause du nombre trop grand de voyageurs ; afin aussi de soulager les paroisses et les habitants de Montfort et les voisins alentour, qui se voyant journellement envahis par un très grand nombre de ces pauvres malades allant à Saint-Méen ou en revenant, finissent par s’en lasser, et en viennent à leur refuser, parce que cela devient trop difficile, le secours du vivre et du couvert qu’ils leur offriraient plus volontiers s’ils n’en avaient pas tant à prendre en charge et n’étaient pas si souvent importunés ; ce à quoi on remédierait très facilement si quelques personnes aisées étaient amenées à faire par piété une dépense si nécessaire et si utile, dont le montant ne serait pas exorbitant.

Et pour obliger encore davantage ces pauvres gens à prendre la route de Montauban, si droite et si commode, de même que pour leur faciliter le voyage, il serait tout à fait indiqué de leur aménager un petit hospice garni de cinq ou six lits dans le bourg de Bédée, situé à quatre bonnes lieues de Rennes, et presque à mi-chemin de la ville de Saint-Méen, ou dans celui de Montauban, qui est une bourgade importante : ainsi tout en aidant les pauvres pèlerins, on déchargerait d’autant les habitants de Montfort et des autres paroisses qui sont sur leur route.

Je crois, Monsieur, avoir amplement répondu par cet écrit au désir que vous exprimez d’être pleinement renseigné sur l’origine et le développement de cet hôpital, et sur les moyens de l’aider et d’assurer son avenir ; il a comme vous le voyez particulièrement besoin d’être secouru. Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir le faire lire à votre ami qui, sans vouloir se faire connaître, marque tant d’intérêt pour nous. Je me suis un peu plus étendu sur ce sujet que je n’en avais l’intention ; j’ai cru devoir le faire afin que cette lettre puisse servir à informer plusieurs personnes, qui ont souhaité comme vous apprendre les raisons qui ont motivé la création de l’hôpital et la manière dont il est géré, ainsi que les moyens d’assurer son existence présente, et de l’agrandir par la suite.

La majorité des pauvres qui descendent tout le long de [ms. p.21] l’année dans notre hôpital est originaire de votre diocèse du Mans : il en est passé jusqu’à 1 600, ou à peu près, ces deux dernières années, comme le prouve le registre où l’on consigne leur nom lorsqu’on leur donne la passade habituelle, afin de connaître leur nombre (registre qui sert aussi à noter tout ce qui concerne la gestion de l’établissement, recettes et dépenses). Il est possible que lorsque vous apprendrez cela à vos amis, il se trouve quelques personnes charitables et fortunées qui, touchées de la misère de leurs compatriotes à la lecture de ces lignes où je n’ai rien exposé qui ne soit la pure vérité, éprouvent le désir de les aider, même s’ils sont mus par cette seule considération géographique: soit en leur procurant un refuge, ce dont ils ont si grand besoin partout, ou en leur assurant du moins un lit dans l’hôpital de votre ville, pour qu’ils s’y reposent pendant quelques jours ; soit en les aidant de leurs aumônes dans ce pauvre hôpital de Joué où, malgré le peu de revenus dont il dispose, ils sont si bien reçus et soignés, dans leur extrême misère, loin de leur pays, sans argent, et presque abandonnés de tous.

Je m’en remets entièrement aux soins de votre prudente et charitable conduite, étant le plus sincèrement possible, Monsieur, votre très humble et fidèle serviteur Gilles Régnier, Prêtre hospitalier et Directeur de l’hôpital et de l’aumônerie Saint-Méen du Tertre de Joué.

A l’hôpital Saint-Méen de Joué, près de Rennes, le 8 mars 1687.

 


NOTES

1 Ou dix ans ? La photocopie sur laquelle je travaille est floue à cet endroit et le premier chiffre difficile à lire.
2 Ce passage est assez embrouillé en ce qui concerne Caenalis et Bertrand d’Argentré. Caenalis ou Coenalis, est la forme latinisée du nom Ceneau : Robert Ceneau n’a pas vécu huit cents ans avant l’auteur de la lettre, puisqu’il est né en 1483 et mort en 1560. Il est l’auteur d’une Gallica Historia (Histoire de France) parue en 1557 ; le texte latin reproduit ici y figure bien, comme en témoigne F. Duine, qui le reproduit dans les Annales de Bretagne (tome XIX, 1903-1904, p. 220). D’Argentré était son contemporain, mais appartient à la génération suivante, puisqu’il a vécu de 1519 à 1590, il est l’auteur de divers ouvrages, dont le premier est le plus connu : il s’agit de L’Histoire de Bretaigne, des roys, ducs, comtes et princes d’icelle, parue en 1582. L’auteur de la lettre semble dire ici que R. Ceneau a emprunté ce texte à B. d’Argentré, qui l’aurait lui-même tiré d’un ancien légendaire. Dans lequel des ouvrages de d’Argentré figurait-il alors ? Je n’ai pas poussé la recherche plus avant, mais il semble bien surprenant que si le texte est ancien, et a été reproduit par d’Argentré avant d’être emprunté par Cerneau, un érudit tel que Duine n’en dise rien dans l’article cité supra. De plus le premier ouvrage de d’Argentré publié l’a été en 1582, soit bien après celui de Ceneau. Il semble donc qu’il y ait quelque confusion ici.
3 Rogne : autre mot qui désignait anciennement la gale.
4 Signalons que cette traduction prend un certain nombre de libertés avec le texte latin. A toutes fins utiles, nous en proposons une ci-dessous en restant au plus près du texte :
 » Il s’agit de l’illustre saint Méen dont tous invoquent le secours pour faire disparaître ces lésions de leur corps; la condition suivante est toutefois posée : ceux qui se mettent en route pour gagner le seuil de son sanctuaire doivent partir non avec des moyens de subsistance tirés de leurs biens personnels, mais avec ceux qu’ils auront demandés et obtenus en mendiant (même si ceux qui ont fait voeu d’accomplir ce voyage sont très riches au demeurant), non tant pour répondre à leurs besoins que pour rabaisser leur fierté et combattre leur orgueil ; dans tout cela cependant un seul principe à respecter (une obligation, dirais-je) : ceux qui disposent par ailleurs de biens qui leur permettraient de subvenir aux frais de leur propre pèlerinage sont tenus de soulager la détresse du pauvre sans ressources qu’ils rencontrent sur leur route, avec l’aumône qu’en d’autres circonstances ils devraient accorder à un indigent, et ce en puisant dans leurs biens propres. »
5 La photocopie coupe la fin des lignes au bas de cette page : je suppose que le dernier mot de la dernière ligne est « outre ».
6 Il s’agit en fait d’une citation approximative du début Psaume 41 (« Heureux celui qui s’intéresse au pauvre ! Au jour du malheur, le Seigneur le délivrera. »).
7 La phrase « L’Evangile ne dit-il pas que… en la personne des pauvres ? » pose problème ; en fait l’auteur a écrit: « L’Evangile ne dit pas que Jésus-Christ… », sans le formuler interrogativement, aboutissant manifestement au contraire de ce qu’il voulait dire. Il y a là sans doute une faute d’inattention que j’ai pris le parti de corriger.
8 L’auteur de la lettre entre ici dans des considérations juridiques qui ne me sont pas familières (d’autant qu’il s’agit du droit en usage sous l’Ancien Régime). On voit bien l’idée générale du passage, mais seul un pécialiste pourrait garantir l’exactitude du détail de la transcription (ceci est d’ailleurs valable pour l’ensemble de la lettre).

Back To Top